Interview avec Bobo B. Kabungu, directeur scientifique du Centre de recherche en sciences humaines (CRESH).
Question : L’après-midi du vendredi 26 juillet 2024 a été consacré à une conférence organisée par le CRESH avec pour thème « Numérique et développement en contexte congolais. État des lieux et perspectives 64 ans après l’indépendance ». Qui ont été les intervenants ?
Reponse : Merci pour l’opportunité que vous m’accordez et surtout pour votre intérêt à communiquer sur le débat intellectuel au sujet des questions qui préoccupent notre société. Deux intervenants se sont succédé à la chaire : Primo, votre humble serviteur, Bobo B. Kabungu, chargé de recherche, avec un sujet intitulé « Indépendance politique, pouvoir numérique et développement en Afrique, Une analyse des données de panel » ;
Secundo, le doctorant Louis d’Or Balekelayi qui a discouru sur le sous-thème ayant pour titre « De l’indépendance politique à la souveraineté numérique de la RDC. Évaluation et perspectives ».
En quoi les deux sous-thèmes étaient-ils conciliables ?
Dans une complémentarité d’approche, j’ai eu l’avantage de présenter, sur la base d’une étude économétrique, la place du numérique parmi les facteurs de développement des pays africains durant la période postcoloniale. Pour sa part, le doctorant Louis d’Or Balekelayi a centré son propos sur le cas congolais, grâce à un regard historique sur le numérique qui a démontré une totale absence de souveraineté numérique 64 ans après l’indépendance de la RDC.

Que peut-on retenir de votre intervention ?
Pour ce qui est de l’analyse des données de 50 Etats africains retenus dans l’échantillon plus que largement représentatif (deux pays ont été écartés au regard de leurs contextes historiques singuliers), que si le nombre d’années d’indépendance, le modèle de colonisation et le degré d’enclavement des pays africains peuvent expliquer en partie le niveau de développement atteint à ce jour, il est difficile de modifier le passé, encore moins la position géographique des territoires. En revanche, le numérique se présente, de part sa capacité à booster le développement humain, comme le levier par excellence que peuvent actionner les gouvernements du continent pour accélérer le processus de rattrapage économique et social de leurs pays respectifs.
En effet, comme le mentionne la Banque mondiale, le numérique est le grand vecteur de transformation des sociétés : les services essentiels qui soutiennent le développement (santé, éducation, énergie et agriculture) dépendent tous de l’internet et des données.
D’où l’intérêt, pour les pays africains, de rendre disponibles, abordables et sûres les infrastructures et les plateformes qui sous- tendent ces connexions. L’expérience des Seychelles et de l’Ile Maurice devrait interpeler les décideurs.

Merci pour cet éclairage. Et qu’en était-il du deuxième exposé ?
S’agissant de la marche vers la souveraineté numérique chère au chercheur et homme de presse Louis d’Or Balekelayi, l’assemblée a retenu un plaidoyer argumenté pour un renforcement de la capacité de la RDC à produire, à stocker et à utiliser des informations, de manière sécurisée et intelligente, rendant ainsi l’économie nationale plus compétitive et la sphère politique plus forte et dissuasive.
Dans son exposé, le doctorant Balekelayi a apprécié la prise de conscience de la place du numérique dans l’essor économique ainsi que l’existence d’un cadre légal et d’une stratégie de développement du secteur à l’horizon 2025.

Cependant, à l’approche de cette échéance, force est de constater que le pays demeure dépendante de l’extérieur du point de vue des technologies numériques, les moyens de communication et les logiciels de gestion étant majoritairement importés et imposés, sans tenir compte des réalités culturelles et socio-économiques congolaises. À ce jour, malgré le domaine « .cd » récemment défini par la loi, plusieurs sites Internet et données numériques restent hébergés à l’étranger. Il en est de même des comptes Facebook, WhatsApp, Tik Tok, Instagram, etc. malgré le semblant de confidentialité vendu. Pire : l’économie demeure analogique malgré des avancées mitigées et la fibre optique est contrôlée par des privés. Bref, cette subordination numérique aux pays du Nord est telle les congolaises et congolais sont victimes de contenus idéologiques qui façonnent leur conscience et forgent leur subconscience.
Au-delà de cette double évaluation, aux niveaux africain et congolais, y a-t-il des solutions à suggérer aux décideurs pour accélérer la marche vers la souveraineté numérique de la RDC ?
Parmi les pistes proposées pour corriger progressivement cet état de choses, il a été suggéré un octogone de mesures : (i) l’instauration des humanités numériques pour une formation sur les outils dès le bas âge ; (ii) la revalorisation du ministère du numérique pour une meilleure prise en charge des dossiers ; (iii) l’évaluation, par des professionnels et spécialistes, du Plan national du numérique afin de suggérer des pistes de rattrapage, au vu du retard accusé ; (iv) l’obtention d’un budget conséquent pour le déploiement de la fibre optique via, entre autres, une rétrocession obligatoire et retraçable de 3% du chiffre d’affaires par les sociétés des télécommunications en RDC ; (v) l’hébergement au pays de toutes les données numériques de la nation ; (vi) la mise en œuvre d’une diplomatie numérique et la mise sur pied d’armée numérique nationale pour relever les nouveaux défis de la guerre digitale ; (vii) la re-qualification de la politique des contenus numériques déviants avec les géants mondiaux de l’internet (GAFA) et (viii) la revisitation du cadre légal qui sacrifie les entreprises et établissements publics du secteur des télécommunications et de la fibre optique.
Avez-vous un complément d’information ?
Il sied d’indiquer que cette activité s’est tenue dans le cadre de la série de conférences en marge du 64ème anniversaire de l’indépendance de la RDC, dans une optique multisectorielle à la fois rétrospective et prospective qui sera présentée dans un ouvrage collectif pour laquelle un appel à contributions a été lancée, sous le leadership du Prof. Ivon Mingashang, Directeur Général de ce Centre qui nous rappelle les heures de gloire de l’Office national de la recherche et du développement (ONRD), d’heureuse mémoire.
Très prochainement, pour clôturer ce cycle de conférences, une matinée scientifique sera organisée au tour de la thématique « Éthique et performance du service public en RDC » et ce, pour faire suite à une orientation de la tutelle qui, par la voix du Ministre de la Recherche scientifique et innovation technologique, Gilbert KABANDA, en avait exprimé le besoin à l’occasion d’une audience accordée au Comité de Gestion du CRESH, élargi au banc syndical.