Comme lors de la dernière présidentielle, les poids lourds de la politique congolaise se sont rués sur les firmes de lobbying de Washington en vue du scrutin prévu fin 2023. Et se livrent depuis des mois une guerre d’influence par procuration, comme le révèle le deuxième volet de notre enquête.
La prochaine élection présidentielle en RDC est prévue fin 2023. De Félix Tshisekedi à Martin Fayulu en passant par Moïse Katumbi, les prétendants à la magistrature suprême s’activent depuis plusieurs mois sur les rives du Potomac.
Il y a cinq ans, ces mêmes protagonistes avaient déjà tenté de s’attirer les faveurs de l’administration Trump. Des contrats signés à prix d’or pour des résultats mitigés.
Début 2017, un +243, l’indicatif de la RDC, s’affiche sur l’écran de l’iPhone de Brian Ballard. À l’autre bout du fil, le cabinet de Joseph Kabila se sait sous pression. Plusieurs sécurocrates, des généraux notamment, avaient été placés sous sanctions américaines quelques mois plus tôt par l’administration de Barack Obama pour avoir réprimé les manifestations de l’opposition congolaise.
D’autres mesures restrictives sont à prévoir, d’autant que le processus électoral accuse déjà du retard.
Pour le chef de l’État congolais, l’investiture de Donald Trump quelques jours plus tôt est donc perçue comme une aubaine, un moyen d’alléger la pression que Washington fait peser sur son régime, alors qu’il n’a pas formellement écarté l’hypothèse d’un troisième mandat, contraire à la Constitution. En ce début d’année, le président congolais missionne donc son ex-ministre des Affaires étrangères, Raymond Tshibanda, à qui il a octroyé pour l’occasion le titre d’« envoyé spécial pour les États-Unis, et le charge de sonder K Street.
Sans être la seule piste, Ballard Partners est alors une cible de choix. Familier du nouveau locataire de la Maison-Blanche, il a été l’un des principaux collecteurs de fonds de la campagne électorale du milliardaire. Vu de Kinshasa, le Floridien a donc les moyens d’établir un canal direct avec le milliardaire-président et ainsi tenter de convaincre Washington sur deux points clés : la tenue des élections à la date prévue et la probité du bureau de la commission électorale, dirigé par Corneille Nangaa.
« Quand les équipes de Kabila nous ont contactés, je suppose qu’elles savaient que Brian Ballard représentait l’organisation Trump en Floride et qu’il était coprésident du comité d’organisation de son investiture », raconte Sylvester Lukis, partenaire de Ballard et ami de ce dernier depuis les années 1980, attablé dans la salle de réunion des bureaux de Ballard Partners, au mur duquel se déploie une immense photo d’un avion, propriété personnelle du lobbyiste floridien.
À l’époque, la clientèle africaine est plutôt nouvelle pour cette firme qui vient tout juste d’ouvrir son bureau à Washington. Mais malgré l’alléchante proposition financière, Ballard finit par dire non à Kabila.
« Guerre de tranchées »
Mais qu’importe, en ce mois de février 2017, comme après chaque changement d’administration, les lobbyistes de Washington sont rapidement pris d’assaut. Quelques mois après avoir refusé de plaider la cause de Joseph Kabila, la firme floridienne rejoint l’armada de lobbyistes de Moïse Katumbi.
En exil depuis 2015 et privé de passeport, l’opposant veut plaider sa cause à Washington pour revenir en RDC et déposer sa candidature pour la prochaine élection présidentielle. Depuis 2016, il s’est déjà attaché les services du DCI Group et de Akin Gump Strauss Hauer & Feld, l’une des plus grosses firmes de « DC ». En septembre 2017, il signe avec Ballard Partners un contrat d’un an pour un montant de 50 000 dollars par mois. Un investissement vain. Empêché de rentrer en RDC, Katumbi finit par se ranger derrière Martin Fayulu, au service duquel il mettra son dispositif de lobbying.
Kabila, lui, a fait appel à Mer Security and Communication System. Cette mystérieuse société israélienne largement inconnue du microcosme lobbyiste de « DC » empoche un sacré pactole : 5,575 millions de dollars pour douze mois de collaboration. « L’un des plus gros contrats de l’ère Trump », assure un familier de K Street.
Le coup d’envoi, surtout, d’une première guerre de tranchées à Washington pour tenter de séduire l’administration Trump. N’ayant jusque-là aucune expérience sur K Street, Mer recrute à tour de bras et constitue une équipe de plus de vingt-cinq consultants.
« Nous avions ciblé quelques responsables américains autour du président, comme le secrétaire d’État Mike Pompeo ou encore des proches, comme Rudy Giuliani », commente une source congolaise alors impliquée dans le dossier.
Pendant des mois, chacun tente de s’attirer les faveurs de l’administration Trump.
« Le potentiel d’alliances militaires et commerciales [avec la RDC] est illimité, mais pour bénéficier de ce potentiel, les États-Unis doivent discuter avec l’envoyé spécial de Kabila », écrit l’un des consultants engagés par Mer, dans une lettre datée de septembre 2017.
Ces efforts ne sont pas couronnés de succès. Comme sous Obama, Washington maintient une ligne ferme : Kabila doit partir. « Ils sont restés hostiles à toute discussion », résume la source congolaise précédemment citée.
« Mer n’a rien pu faire. Ils ont essayé de défendre un président qui n’avait aucune crédibilité auprès du gouvernement américain », tacle un lobbyiste.
« Les États-Unis ont eu tort de soutenir Félix Tshisekedi »
Hasard du microcosme de K Street, c’est aujourd’hui de la « crédibilité » du successeur de Kabila, Félix Tshisekedi, dont Ballard Partners s’occupe à Washington. Le 11 mars 2022, elle a conclu un contrat de 900 000 dollars par an avec le gouvernement congolais, officiellement pour « promouvoir la RDC comme un leader international en matière de lutte contre le changement climatique ».
« Au moment où nous avons été engagés, il y avait déjà plusieurs opposants qui multipliaient les approches à Washington pour se positionner avant les élections de 2023 », souligne Lukis.
Quatre ans après la bataille acharnée contre Joseph Kabila, c’est un curieux remake qui se joue depuis plusieurs mois dans la capitale américaine. En janvier 2022, Martin Fayulu, qui n’a cessé de clamer sa victoire lors de la présidentielle de 2018, a signé un contrat avec le cabinet Future Pact LLC pour la maigre somme de 17 500 dollars par mois. Le deal dure jusqu’à fin 2023. Six mois après sa signature, l’opposant s’est déplacé personnellement à Washington pour plaider sa cause. « Mon message est de dire aux États-Unis qu’ils ont eu tort de soutenir quelqu’un qui n’a pas gagné les élections. Aujourd’hui, ils doivent réparer cette erreur et soutenir des élections transparentes et équitables », expliquait Martin Fayulu lors de cette visite, en septembre 2022.
Ce déplacement fut notamment préparé par l’organisation pro-démocratie Vanguard Africa, dirigée par Jeffrey Smith. S’il ne se dit que « techniquement lobbyiste », ce dernier s’est fait une spécialité de collaborer, souvent pro bono, avec des opposants comme le Tanzanien Tundu Lissu ou l’Ougandais Robert Kyagulanyi, alias Bobi Wine.
« Les accès sont forcément plus restreints lorsque vous n’arrivez pas avec l’étiquette d’un gros cabinet », explique Smith.
Si Fayulu est encore relativement novice sur ce marché, Moïse Katumbi, lui, est un client régulier de K Street depuis plusieurs années. En juin 2021, il s’est attaché les services de trois firmes, DCI Group, King & Spalding et Brownstein Hyatt Farber Schreck, qui opère comme consultant de King & Spalding, le tout pour un montant de 80 000 dollars par mois.
Selon les prestations déclarées par Brownstein Hyatt Farber Schreck, le cabinet, qui travaille notamment avec Ed Royce, ancien président de la commission des affaires étrangères du Congrès, a perçu 110 305 dollars pour ses services entre juillet 2021 et février 2022. La firme déclare sur cette période près de 130 appels, emails et messages du Conseil de sécurité nationale, d’ONG ou des membres de staff d’élus du Congrès. Ces derniers mois, leurs lobbyistes des opposants congolais ont pris d’assaut le Congrès. « Ils n’arrêtent pas d’appeler. Certains de ces opposants nous demandent de faire pression pour le remaniement de la Cour constitutionnelle ou de la commission électorale. La probabilité pour que ça arrive est inexistante », soupire dans les couloirs du Congrès une source qui suit les dossiers africains.
L’offensive de l’ex-gouverneur du Katanga a toutefois obtenu quelques résultats. Le 14 septembre 2021, l’élu du New Jersey, Chris Smith, ciblé par les lobbyistes de Katumbi, a publié un communiqué dans lequel le républicain se dit « extrêmement préoccupé par les mesures prises par le président congolais Félix Tshisekedi pour neutraliser la Commission électorale nationale indépendante [CENI] ». Le 16 mars 2022, deux élus de la commission des relations internationales de la Chambre des représentants ont de leur côté rappelé que « les élections [congolaises] de 2018 n’ont été ni libres ni équitables », et demandé à ce que « des mesures supplémentaires [soient] prises pour ouvrir la voie à des élections libres et équitables en 2023 ». Les documents présents sur le site du département de la Justice montrent les échanges entre un lobbyiste du cabinet Kings & Spalding et le directeur de cabinet de l’un des deux signataires pour faire quelques ajustements sur le contenu du courrier.
Bongo, Lissouba et Museveni
Petit pin’s avec les drapeaux congolais et américain sur la veste, cocktail à la main, Joseph Szlavik semble s’amuser de la guerre que se livrent actuellement les candidats à la prochaine élection présidentielle en RDC. « Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, l’impact de ce type de courrier est rapidement amplifié », estime cet amateur de cigare, confortablement installé dans un salon d’un hôtel du centre de Washington. Depuis mars 2022, sa firme, Scribe Strategies and Advisors, opère, tout comme Ballard Partners, pour le compte du gouvernement congolais à Washington.
Son contrat a été signé deux jours avant la publication de la lettre du 16 mars. « J’ai appelé Ed Royce pour le remercier », ironise Szlavik, qui, en trente ans de lobbying, a notamment collaboré avec l’ancien président congolais Pascal Lissouba, l’Ougandais Yoweri Museveni, et la famille Bongo.
L’impact concret des centaines de milliers de dollars dépensés par les différents protagonistes de la prochaine élection présidentielle congolaise reste à relativiser. Le « partenariat privilégié » noué à Washington au début du mandat de Tshisekedi livre, quatre ans plus tard, un bilan plus que mitigé. En dépit des promesses, les investissements américains restent bien maigres. L’offensive dans le secteur minier, où Washington souhaite contrer l’influence chinoise, n’a pas non plus produit les effets espérés. Pis, les relations se sont même tendues sur d’autres dossiers, comme celui du milliardaire israélien Dan Gertler, qui a conclu un accord avec le gouvernement en février 2022.
« Une ligne rouge pour Washington », assure un lobbyiste de Tshisekedi.
Ces derniers mois, les conseillers américains du président congolais tentent donc d’avancer sur deux autres fronts. D’un côté, ils cherchent à rassurer l’administration américaine sur le respect du délai prévu pour la tenue des élections. De l’autre, ils tentent d’obtenir le soutien de Washington dans la crise qui oppose la RDC au Rwanda, accusé de soutenir les rebelles du M23.
En juin, les lobbyistes de Kinshasa ont discrètement sondé la commission des affaires étrangères du Sénat, dirigée par Bob Menendez.
« La commission peut-elle envoyer une lettre au département d’État pour demander une enquête sur l’implication de Rwanda ? » s’interroge ainsi un des lobbyistes de Ballard.
Un activisme entouré, à Kinshasa, d’une part de fantasme.
« Parfois, on nous appelle pour nous demander pourquoi les États-Unis n’ont pas encore déployé leur armée sur le terrain pour soutenir la RDC. Notre travail est de faire comprendre que les choses ne marchent pas comme cela ici », soupire l’un des lobbyistes engagés par Kinshasa.
Avec Jeune Afrique